samedi 10 juillet 2010

Barbosa

Jorge Barbosa était un seigneur. Élégant, racé, … comment dit-on « hidalgo » en portugais ? Jeune exilé des îles du Cap-Vert, fuyant avec quelques amis la dictature coloniale portugaise, nous l’avions accueilli à Leuven en 1964. Nous l’avons déposé ce samedi 10 juillet 2010 dans le cimetière de Blocry qui sert de couche commune aux habitants de Louvain-la-Neuve et aux voisins de l’ancien sud d’Ottignies. Il y sera en terrain connu auprès de tous les novolouvanistes qui se sont éloignés de quelques mètres de la ville qu’on disait « sans cimetière ».
Louvain des années 60. Un bouillonnant milieu de vie. Le développement des maisons communautaires, des habitats groupés d’étudiants avec un projet socioculturel, les ancêtres des kots-à-projet. Et parmi ces maisons, sur la place Hoover, entre la Bibliothèque et le parc Saint-Donat, la maison qui abritait le CIEE (Cercle des Étudiants Étrangers). On prononçait souvent sé i yéyé (comme dans « années 60, années yéyé »).
L’Université Catholique de Louvain était riche de ses étrangers. Et les années 60 abritaient des bénéficiaires d’indépendance récente et d’autres qui militaient encore pour une liberté incertaine. Envers l’Algérie on quittait l’époque des porteurs de valises et on entrait dans la coopération.
La maison que j’habitais, le CRU, Centre Religieux Universitaire, était face au CIEE et en 1964, j’allais regarder la télévision au Cercle. Facile à dater parce que je regardais les émissions du 50e anniversaire de la Grande Guerre. Les contacts étaient étroits entre les maisons d’animation sises sur la Hooverplein : CRU, CIEE et plus tard le CITM (Centre d’Information Tiers-Monde), maison bien plus politique que les kots-à-projet humanitaires d’aujourd’hui ?
Un peu plus tard, avec l’implantation de l’Alma II à la rue van Even, le CIEE a déménagé sur un emplacement stratégique, entre le grand resto universitaire et l’ancien cercle (home ?) colonial. Pour beaucoup c’est devenu un rituel. Repas du midi dans la grande salle de l’Alma II, ensuite petit café au CIEE. On y refaisait le monde, littéralement. On y disait ses espérances de changement de régime, de paix, de démocratie. Les Basques opprimés par Franco, les colonisés du Portugal, les militants du Vietnam, les Latino-américains des dictatures, les Nicaraguayens,les Haïtiens, (aussi des militants catholiques cubains qu’on disait avoir été échangés contre des camions) … se formaient pour devenir les dirigeants et les ingénieurs de demain.
Car le Cercle était aussi un haut-lieu de formation culturelle. Ceux qui ont plongé dans ce milieu et partagé régulièrement les activités se sont créé une conscience universelle. Avec ses naïvetés, avec ses fausses espérances, avec ses trahisons. Les dictatures payaient des étudiants (ou faisaient pression sur les familles restées au pays) pour espionner leurs camarades. On baissait la voix quand s’installait sur la terrasse, pour le café, quelqu’un qu’on soupçonnait être un inconditionnel de Mobutu. Et la réputation de la PIDE (Polícia Internacionale de Defesa do Estado) faisait frissonner. On racontait l’histoire de l’étudiant rentré en vacances au Portugal de Salazar et emprisonné sur base de propos tenus quelques mois plus tôt en prenant un café à Louvain.
Le CIEE, ouverture au monde, foyer de culture, centre politique… Le prestige du CIEE était grand. Il était servi par de remarquables présidents. Il faudrait en retrouver la liste (Jean-Louis Luxen en a évoqué quelques-uns au cours de la messe). Mes préférés ont été Naïm Khader, qui a fait entrer la Palestine au rang des nations, et Jorge Barbosa qui a fait de petites îles de l’Atlantique un emblème de la libération du colonialisme portugais.
Le sommet du travail du CIEE fut l’action de l’hiver 1970 en faveur de l’accueil des étudiants étrangers. À l’occasion du 40e anniversaire de cette grève de la faim sur le thème « Nous sommes tous des étrangers », je cherche à rassembler témoignages, photos et documents. Tous ceux qui étaient actifs dans l’accueil des étudiants étrangers en Belgique s’étaient sentis paralysés par la législation du gouvernement belge, et particulièrement du ministre Vranckx. Le CIEE et de nombreux autres groupes ont occupé les Halles Universitaires. Les autorités universitaires flamandes ont imposé à Mgr Massaux de faire évacuer le bâtiment par la police. Massaux m'avait averti peu avant. L’action s’est transplantée alors dans la grande salle du CIEE et la chapelle du CRU. Toute l’université (droit, théologie, sciences, médecine, …) s’est arrêtée longuement pour réfléchir, chacun dans sa spécialité à un meilleur accueil des étudiants étrangers. Le CRU a tourné à cette occasion un million de feuilles stencylées.
Rocha, le fidèle comparse de Georges, m’en parlait d’abondance au sortir de la messe de funérailles à Grez-Doiceau. Il a promis photos et documents. Dans mon expérience de plus de 50 ans je pense que l’UCL n’a jamais été autant l’Université que pendant ces semaines magiques de l’hiver 1970.
Hélas! le CIEE n’a pas réussi à trouver le même prestige, la même efficacité à Louvain-la-Neuve. Il est parmi les groupes qui ont perdu beaucoup dans le camion de déménagement.
Paradoxalement Jorge Barbosa a trouvé au sein de l’administration de l’UCL une fécondité nouvelle. C’est une autre histoire que ses collègues connaissent mieux que moi.
Je voulais rendre hommage au jeune exilé de 20 ans qui vivait dans l’espoir de la démocratie au Portugal et de l’indépendance de ses îles natales. Lorsqu’en 1974 nos transistors ont propagé l’air de la révolution des œillets (Grândola vila morena), et qu’un peu plus tard le Cap Vert est devenu république nous savions que le grand rêve de Barbosa et Rocha s’était réalisé.
Le bonheur ? En commentant dans son homélie l’évangile des Béatitudes, Pierre Sauvage rappelait que c’est un bonheur en marche. « Bienheureux », mais le bonheur est dans le chemin. Dans le monde entier, et pour un ancien président du CIEE et qui a porté ensuite les relations internationales de l’UCL, ce n’est pas une métaphore, dans le monde entier des amis de Georges se souviennent avec émotion d’un chemin partagé.
Nous avons quitté Georges à deux pas d’ici, au son d’un petit orchestre amical qui nous a accompagnés pendant des heures. Comment s’appelle donc cette musique dissonante, déchirée, grinçante ? Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes.
Pourtant ce fut un grand bonheur. Salut, prince de l’Atlantique ! Nous garderons de toi une éternelle saveur océane.

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