lundi 10 novembre 2014

La Belgique n'a pas de problème budgétaire; elle a un problème fiscal. Michel Gevers

 Comme l'auteur de l'article le souhaite, je relaie ici un éclairant article de Michel Gevers. Je l'avais mis déjà hier sur ma page https://www.facebook.com/paulthielen/. Ce lundi matin il y a déjà eu plus de 130 partages et un grand nombre de "j'aime".

 
La Belgique n’a pas de problème budgétaire; elle a un problème fiscal
Depuis des années, le monde politique, le patronat et la presse nous assènent que la Belgique a un immense problème budgétaire. Le budget de l’état présente un déficit de 14 milliards; l’Europe nous menace de sanctions. On a fait croire à l’opinion publique qu’il faut faire des sacrifices, qu’il faut sabrer dans la sécurité sociale parce que c’est la crise. Et “la crise” est présentée comme une loi de la nature: c’est venu tout seul, personne n’en est responsable. On évite bien sûr de dire que “la crise” est le résultat tout à fait prévisible de trente ans de dérégulation et de néolibéralisme initiés par Reagan et Thatcher.
Or la Belgique n’a aucun problème budgétaire. Elle a un problème fiscal parce que ces mêmes Reagan et Thatcher ont un jour décidé qu’il était inacceptable que les plus fortunés d’entre nous paient autant d’impôts que la classe moyenne, et que nos dirigeants belges et européens, libéraux et conservateurs, les ont suivis et ont organisé l’évasion fiscale. Pendant 12 ans, Didier Reynders a mis en place ou renforcé des mécanismes qui permettent aux gens très fortunés et aux sociétés qui font les plus gros bénéfices de ne payer quasiment aucun impôt: abaissement des taux d’imposition sur les gros revenus, précompte “libératoire” (le joli mot!) à un taux très bas, intérêts notionnels, et autres mécanismes ont été mis en place pour que les riches deviennent de plus en plus riches. Ceci explique que les très riches français viennent s’installer en Belgique, paradis fiscal pour les très fortunés et pays de la rage taxatoire pour tous les autres.
Lorsqu’il y a deux ans il a été révélé que le baron Albert Frère avait payé moins de 300€ d’impôts sur toute l’année, son adjoint a expliqué qu’il n’y avait eu aucune fraude, que c’était légal. C’est à cela que sert un ministre des finances libéral, à rendre l’évasion fiscale parfaitement légale. Il y a quelques jours, grâce aux chiffres de la Banque Nationale, nous avons appris qu’une femme de ménage paie infiniment plus d’impôts que la société Inbev ou le holding GBL d’Albert Frère, qui tous deux ont payé 0€ d’impôts sur des bénéfices de 1.748 millions et 845 millions d’euros, respectivement. Le groupe Telenet a été moins chanceux : il a quand même dû payer 0,4% d’impôts sur un bénéfice de 4.317 millions d’euros. Le dossier LuxLeaks nous apprend comment l’évasion fiscale organisée par nos Ministres des Finances permet aux grosses sociétés et aux plus riches d’échapper à l’impôt, ce qui oblige les travailleurs à payer des impôts exorbitants pour pouvoir notamment offrir un avion gratuit au baron Albert Frère.
Les mécanismes mis en place pour que les grosses sociétés ne paient quasiment pas d’impôts représentent un trou dans les finances de l’état qu’on évalue à 12 milliards. La fraude fiscale et l’évasion fiscale des particuliers est estimée à un montant de 8 à 12 milliards. C’est donc environ 20 milliards d’euros qui échappent aux recettes de l’état par la volonté du pouvoir politique, et en particulier des partis libéraux. Et cette somme va encore augmenter avec les nouveaux cadeaux fiscaux du gouvernement Michel.
On n’a jamais montré que les intérêts notionnels avaient créé un seul emploi en Belgique. Par contre, ces intérêts notionnels, maintenus contre toute attente par notre nouveau gouvernement néo-libéral, vont coûter des milliers d’emplois perdus. Car en effet, pour compenser le trou de plusieurs milliards qu’ils créent dans les recettes de l’état, le gouvernement a introduit des réductions budgétaires massives qui vont mettre des milliers de travailleurs au chômage. Les institutions culturelles, la recherche scientifique, les chemins de fer, le CRIOC, les entreprises publiques, tous vont devoir réduire leur personnel ou tout simplement disparaître, comme c’est le cas de BELSPO et du CRIOC par exemple.
A côté de ces pertes d’emploi sèches, ce sont plusieurs millions de travailleurs belges qui vont voir leur salaire réduit ou leur coût de la vie augmenté, alors même que la Belgique n’a aucun problème budgétaire, mais un problème fiscal : le gouvernement ne veut pas taxer les riches. Plutôt que de taxer la totalité des revenus, il ne veut taxer que les salaires et les allocations sociales. Lorsque, sous les gouvernements précédents, les partis de gauche demandaient de taxer de la même manière les revenus du travail et du capital, les libéraux s’y sont farouchement opposés. La raison? « C’est trop compliqué. Les riches ont des armées d’avocats qui leur permettront d’évader l’impôt. Et puis la Belgique n’a pas de cadastre des fortunes. » Depuis 30 ans qu’on nous dit cela, on aurait pu établir ce fameux cadastre des fortunes, comme d’autres pays l’ont fait.
On nous a donc fait croire que la Belgique a un énorme problème budgétaire, et le gouvernement Michel a décidé que, plutôt que de faire contribuer les très riches et les sociétés qui font d’immenses bénéfices non taxés, il allait déclarer la guerre aux personnes qui travaillent ou qui essaient de travailler. C’est une lutte des classes d’une rare violence qui est enclenchée par ce gouvernement, soutenu par la FEB et le VOKA. Saut d’index, blocage des salaires, atteintes aux pensions, limitation de l’accès aux soins de santé et à la culture, suppressions massives d’emplois : tout est fait pour appauvrir la population et décourager ceux qui veulent travailler de le faire. C’est ainsi que les 50.000 personnes qui, pour échapper au chômage, acceptent de travailler à temps partiel alors qu’ils cherchaient un temps plein reçoivent une allocation complémentaire (appelée AGR) pour s’assurer qu’ils ne gagnent pas moins en travaillant qu’en chômant. Le gouvernement a décidé de décourager ces personnes, essentiellement des femmes, en réduisant cette allocation.
Pour faire accepter par l’opinion publique cette dégradation des services et ces baisses considérables du pouvoir d’achat, le gouvernement utilise une vieille arme de propagande. Il ne dit pas « on va démanteler, on va licencier, on va réduire, on va attaquer, on va appauvrir » ; non, il dit « on va moderniser ». On va moderniser le marché du travail, on va moderniser le régime des pensions, on va moderniser la SNCB, on va moderniser les institutions scientifiques et culturelles. La déclaration gouvernementale reprend 93 fois les mots moderne et moderniser ! Bien joué : même les éditorialistes tombent dans le panneau et écrivent à leur tour qu’il faut « moderniser » la sécurité sociale et le marché du travail, alors que ce mot ne veut évidemment rien dire.
Comble de l’ironie : ce gouvernement qui veut moderniser est en retard d’une guerre. Car aujourd’hui tous les grands économistes et même les milieux financiers, FMI en tête, affirment que ce qui a plongé l’Europe dans la misère en générant des dizaines de millions de chômeurs, c’est la politique d’austérité menée depuis 2008. Seuls des investissements publics massifs et une augmentation du pouvoir d’achat sont susceptibles de relancer la demande et de sortir l’Europe du marasme. Même les économistes libéraux belges, qui ont inventé ou soutenu les intérêts notionnels, reconnaissent aujourd’hui leurs erreurs. Mais le gouvernement Michel n’a rien lu de ces discours trop modernes pour lui, il n’a pas lu Thomas Piketty qui montre que nous sommes sur le point de retrouver le niveau d’inégalités d’avant 1914, et qui en explique si bien les mécanismes.
Conclusion : la Belgique n’a aucun problème budgétaire. Il n’y a donc aucune raison de s’attaquer à notre système de sécurité sociale, notre recherche, nos institutions culturelles, ou la SNCB. Il suffit de faire en sorte que les personnes les plus riches soient taxées comme le reste de la population et que les entreprises bénéficiaires contribuent à l’impôt. Oublions donc la déclaration gouvernementale et donnons à lire à nos ministres les analyses d’aujourd’hui pour qu’il abandonne ses idées archaïques, qu’il s’excuse et qu’il démissionne. Cet accord de gouvernement n’était qu’un mauvais rêve !

Michel Gevers
Professeur émérite de l’UCL et Docteur Honoris Causa de la VUB
Le 6 novembre 2014
Mail : Michel.Gevers@uclouvain.be
Tél : 0476 289540
 
 
 
Chers amis, beste vrienden,

J'ai écrit une carte blanche intitulée "La Belgique n'a pas de problème budgétaire; elle un problème fiscal"

De Morgen l'a publiée hier, et voici le lien:

Le Soir devrait la publier à partir de mercredi (je l'avais pourtant envoyée avant la manif de jeudi passé, en espérant qu'elle paraisse avant). En attendant la parution dans Le Soir je vous envoie la version française pour les francophones parmi vous; n'hésitez pas à la diffuser autour de vous.

Bien amicalement/ Met vriendelijke groeten,

Michel
Michel GEVERS, Professor at Université catholique de Louvain         *
* Center for Systems Engineering and Applied Mechanics (CESAME) *
* Batiment Euler, Avenue G. Lemaitre, 4,                                             *
* 1348  LOUVAIN-LA-NEUVE, Belgium.      

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